Une dot qui valait bien trente six dinars (par Amel B)

Il lui avait tellement peuplé l'esprit... qu'elle ne cessait plus d'en parler

Il lui avait tellement peuplé le monde... qu'elle s'en constituait un autre... de monde

Un monde où elle peut laisser libre cours à son imagination...

Un monde où les mots sont maitres...

Ses mots à lui...

Le cou maigre, les omoplates saillantes, les bras décharnés, le dos plat et le ventre creux… le tout surplombé d’une frimousse in-intentionnellement calme, au regard hagard…
Elle n’avait rien de spécial, elle n’était ni précisément belle, ni particulièrement laide, elle était dotée de l’une de ces physionomies que l’on qualifierait d’acceptables et qui aurait été un tantinet plus gracieuse et donc plus agréable à regarder si elle avait pensé à prendre du poids au lieu d’en perdre. Mais ainsi elle était faite et c’était tant mieux pour elle.

Elle misait beaucoup, pour plaire, sur la portée de son esprit et trouvait dégradant, non pas que l’on puisse plaire pour son physique, mais qu’elle soit elle–même sujette à ça. Il faut croire qu’elle ne pouvait être qu’imbue de sa personne pour avoir de telles idées ou à l’opposé qu’elle était simplement réfléchie.

Il lui arrivait ainsi, rarement mais ça arrivait quand même, de se faire belle, et devant sa psyché, se trouvant singulièrement charmante en ces moments là, elle se disait en elle-même :

« Nous ne saurons jamais qui de nous deux plait le plus, toi ou moi, ton aspect ou mon être… ton corps ou mon esprit… Bof ! Le savoir dépiterait l’une de nous deux. Ne pas le savoir garde sains l’orgueil et l'estime de chacune, et préserve notre complicité pour ainsi dire fusionnelle. Tu ne voudrais pas réaliser que tu n’as d’intéressant que ta carcasse… et je ne veux sûrement pas savoir que tu fais de l’ombre à toute ma personne… que je passe pour pas vue… Mais de toi à moi, pour le bien être de notre harmonie, il vaudrait mieux que ça soit l’essence de mon être qui fasse plus d’effets, toi, tôt ou tard, pour une raison ou pour une autre, tu nous lâcheras. Tu as ça de singulier ; tu es éphémère, on a beau te cultiver… Tu restes caduque, l’esprit quant à lui… Une fois cultivé… se cultive encore »

Elle se résignait donc à rester banalement elle-même et se défiait de se trouver quelqu’un à qui elle plairait sans subterfuge, sans faire aucun effort sur son aspect externe… sans avoir à se grimer…En restant évidemment dans la bienséance la plus totale avec le peu de soin nécessaire.

Le temps passait, elle prenait de l’âge, perdait de sa verve, maudissait ses échecs et se relevait tant bien que mal; mais le temps, l’âge, l’échec même ne comptent pas quand on sait ce qu’on veut… Et elle savait ce qu’elle voulait. Au fil du temps, elle avait beaucoup appris, changé, mais son objectif restait fixe, ainsi la trame qui se tissait à son insu a voulu qu’elle devait enfin le rencontrer…
Elle l’avait trouvé ! Ce quelqu’un, cet hypothétique personnage… Parce qu’il ne faut être qu’un personnage tiré d’histoires fantasmagoriques ou au mieux être quelqu’un de particulièrement profond pour négliger, en des temps comme les leurs, toute l’importance que peut vêtir non seulement un corps mais aussi toute une apparence.
Certes, elle s’était évertuée à le chercher, l’avait nonobstant trouvé, mais elle peinait encore à attirer sa complète attention et plus encore à la garder, elle n’était pas tombée à pic… il lui fallait redoubler d’effort (mental) et elle s’ingéniait pour ce faire.

Ça vous gâche une histoire un mauvais timing. Ça vous coupe l’appétit !! Mais bon… Quand elle avait une idée dans la tête ! Elle ne l’avait pas ailleurs la môme ! Du coup, elle insistait, au grand dam de son orgueil, à ses risques et périls, elle insistait, se fatiguait, se résignait mais reprenait des forces en chassant toutes les mauvaises idées qui tarabustaient son âme et ceci seulement en pensant à toute la richesse qu’elle perdrait en le perdant.

Quand le dit quelqu’un s’est enfin décidé à lui accorder un peu de son temps … de son attention… de ses sourires qu’elle trouvait si attachants. Bien qu’à bout d’idées, de force et d’espoir, elle avait encore en réserve la ténacité d’une volonté en fer pour être en accord, pour être d’accord avec ce qu’il lui faisait subir… Ainsi donc, il lui accorda quelques moments fort agréables, des moments qu’elle rêvait de prolonger, des moments dont elle rêvait tout bonnement. Mais comme la vie se respecte, et qu’elle ne peut pas passer son chemin sans embûches, un autre souci, d’ordre totalement improbable lui fit face. Un jour, alors qu’elle se préparait à entrer dans une phase momentanée de sérénité, Il lui dit à quel point il admirait toute sa personne, exception faite de ce corps maigrichon qu’elle entretenait, mais là n’était pas le problème, il lui avoua que de par sa condition matérielle, il lui était impossible de se mettre avec elle et donc avait le regret de ne point pouvoir « se payer sa tête »… Ceci étant dit dans le sens le plus ironique mais surtout le plus propre de l’expression ! Une tête : ça vaut ce que ça vaut… Une dot aussi.
Elle qui ne concevait pas l’idée de se vendre et donc l’idée saugrenue d’une quelconque dot… a du se tenir aux coutumes, avait accepté de se vendre… auquel cas elle se fixa un prix, son prix.

Un corps, ça a beaucoup de valeur, une tête pas tant que ça. Ils se sont entendus sur la modique somme de trente six dinars.


Il avait tellement envoûté son âme... qu'elle ne cessait plus de changer

Il avait tellement envoûté sa personne... qu'elle s'en créait une autre... de personne


Une personne dont elle pouvait être fière…


Une personne où la justesse était maîtresse…


Mais encore une fois


Sa justesse à lui... 

Qu’y a-t-il de plus beau qu’un amour naissant, inconditionnel, et qui plus est désintéressé ?
Vous me direz un amour à point. Et vous n’aurez pas tort. Parce que justement, à notre jeune couple, il manquait exactement ceci, ils en étaient peut être à la noblesse des émotions mais sûrement pas à la maturité des sentiments… ou pas encore.


Une maturité qui consiste à abandonner les intentions, les plus guindées surtout, à se fier aux sentiments, ceux là mêmes qui décideraient de leur sort. A consentir de se mettre à nu avec toutes ses difformités; être soi même… assumer sa propre condition sous le regard quand bien même inquisiteur de l’autre, accepter de se voir jugé par l’autre, en admettant que s‘entre-juger franchement et ouvertement soit concluant dans ce cas de figure, n’avoir point à se défendre de ses propres tares, admettre l’idée de pouvoir décevoir… La déception fait partie de la vie. Néanmoins, et en contre partie, détenir une spontanée intelligence, une volonté amoureuse et une pure finesse pour être meilleur par et pour l’autre.


La perfection ne vient pas… Ni avec la patience ni avec l’effort… La perfection n’est pas humaine, le perfectionnement, lui l’est…


De par leurs deux natures pour le moins complexes, ils en étaient encore aux complaisances, à la convenance, au superflu. Elle, qui misait tant sur son esprit, s’était retrouvée comme piégée par ses propres idées qui se changeaient en véritable dogme! Elle refusait de se lâcher, voulait absolument se parfaire, colmater ses failles, épiait ses moindres faits et gestes… Elle craignait le décevoir, elle était horrifiée à l’idée de ne pas être à la hauteur de ce qu’elle croyait, à tort évidemment, promettre ! Elle s’était rendue presque fausse, plutôt précautionneuse, finalement juste pour ne pas le perdre… Somme toute, elle voulait tellement bien faire, qu’elle en faisait trop, sans se rendre compte qu’elle passait à côté, juste à côté de ce qu’elle voulait. Quant à lui, il avait saisi ce qui se passait… La môme se fardait l’esprit à défaut de se farder le minois. Il aurait pu y remédier, mais avait jugé prudent de la laisser prendre conscience toute seule que plus elle serait naturelle tant mentalement que physiquement, plus elle serait heureuse… et plus ils auraient de chances de voir leur amour réellement à point.


On a beau dire, quand l’harmonie d’une âme n’est pas au beau fixe, elle ne peut rien attendre des autres… On est d’abord en accord avec soi avant d’espérer l’être avec les autres.


Vous l’aurez compris, elle confondait tout… Là où il aurait juste suffi qu’elle soit vraiment elle-même, au mieux se bonifier, elle se faisait totalement autre par obligeance… elle ne s’acceptait finalement pas elle-même… avait peur… Tellement peur qu’elle ratait inconsciemment l’histoire de sa vie. L’histoire après laquelle elle avait tellement couru! N’est ce pas que la vie est ainsi ? Quand on croit avoir atteint un objectif tant convoité… On réalise que nous en sommes juste au commencement… que l’objectif lui-même, aussi négligeable qu’un point puisse être, aussi insignifiant soit-il, est un projet en soi…Comme dans un carrousel… On ne cesse jamais de tourner.
Pendant cette période de transition qu’on appelle communément fiançailles, ils se voyaient très souvent, s’attachaient quand même l’un à l’autre, parce que simplement, elle le voyait tel qu’il était réellement, lui qui contrairement à elle ne jouait aucun rôle. Elle s’était 

éprise de toute sa personne, sans jamais voir ses défauts, ni d’ailleurs chercher à les voir, elle aimait particulièrement la force de caractère qu’il affichait, sa confiance en lui, et plus encore le respect qu’il imposait de par sa simple présence, elle était obnubilée par sa prestance. Vous me direz, comment se fait-il qu’il se soit attaché à elle, la fausseté qu’elle était devenue… Comme déjà dit plus haut, il était très perspicace et avait tout compris à son coup de théâtre, il voyait très clair et n’était pas dupe pour un sou. Certes, ça le dérangeait de la voir dans telle situation mais il s’était quand même attaché à elle, il aurait voulu qu’elle soit elle-même avec lui, qu’elle se dénude de ses artifices mais il faut croire qu’il ne regardait vraiment que toute la bonne volonté qu’elle avait pour lui plaire. Et puis de vous à moi… Qui peut commander son cœur?
Les imperfections, aussi flagrantes soient-elles, n'ont jamais empêché personne d'aimer !
Ainsi les jours passaient et leur relation n’évoluait pas à proprement dire, elle se posait mille et une questions et ne trouvait nulle réponse, il aurait pu répondre… Dissiper le flou dans lequel elle se noyait. Mais les seules réponses, vraies et décisives, étaient en dedans d’elle-même... Il le savait, elle devait regarder dans son cœur au lieu de trifouiller ailleurs… Cependant elle était toujours captive de son concept perfectionniste qui devait être tout au début à son honneur mais qui s’était avéré être nuisible et complètement infidèle.
Puisqu’elle n’avait aucunement le courage d’ouvrir le sujet avec lui, de peur qu’elle ne soit à l’origine d’un quelconque malentendu. Elle trouva judicieuse l’idée de lui écrire un mot, où lui dirait toute l’importance qu’il avait pour elle, tout ce qu’il suscitait en elle mais aussi et surtout ce qui la chiffonnait depuis peu ;


« Mon tendre amour,
Cela fera bientôt un an que nous sommes ensemble, un an que je vis avec toi un extrême bonheur, une infinie béatitude… j’ai récemment lu l’un des plus beaux poèmes qu’Eluard ait pu écrire à mon avis, je m’en suis comme inconsciemment inspiré pour écrire à mon tour, et ça aura donné ceci :

Dans mon matérialisme, tout est vaporeux
Je tâtonne
Des mains comme des yeux
Pour te repérer

Je mendie ta présence
Parcimonieusement proposée
Et ma convoitise snobe
Les trésors que tu n’es pas

Je vis mon indigence de toi
Lors de chaque rencontre
Mièvrement tentée

Et ma fortune, mon unique espoir
C’est ma patience
Pareille à ton emprise

Tu m’enrichis tellement que tout l’or du monde
M’indiffère

J’espère que tu pourras sonder toute l’emprise que tu as sur moi.
Je profite de cet épanchement pour te faire part de mon inquiétude, il se trouve que je me pose des questions, des questions auxquelles tu es seul à pouvoir répondre. Je te vois souvent silencieux, je te sens loin, et puis pour dire la chose directement, le temps avance et j’ai de jour en jour une impression grandissante que nous reculons là où nous sommes censés avancer. Ton silence me fait peur. Parle-moi.



Veille à me rassurer

Ta bien aimée. » 


Sa réponse à lui ne tarda pas à venir,


« Ma chère, 
Il ne m’a pas été souvent, pour ne pas dire jamais, donné de rencontrer une femme de ta qualité, sache bien que si tu as des questions, c’est que moi aussi je dois en avoir, mais je laisse le temps faire les choses… je ne me précipite pas, il n’est pas question de temps entre nous.

J'ai émergé de mon creux
Et le soleil m'a brûlé
S'est engouffré dans mes yeux
A entravé mes foulées


Tout en coiffant mes cheveux
Mon sourire m'a troublé
Je me surprenais heureux
Etrangement dédoublé...

Serais-je donc dans l’erreur ?
A négliger sur mon humeur ?
Toute la portée de son emprise ?

Admirez donc mon ignorance
Moi qui niais son influence
Suis pourtant pris par surprise...


Je suis conscient de tout ce qui m’entoure… à commencer par toi, toi qui m’habite…alors crois bien que si j’avais pu être plus clair, je l’aurais été sans que tu n’aies à le demander. Je te promets d'essayer d'écorner ma part de silence dans la mesure de mes moyens et de mon temps. Mais ce sera à tes risques et périls.


Tendrement. » 

En lisant sa réponse, certains de ses doutes se dissipèrent, mais d’autres virent le jour… Elle avait beau tourné le problème dans un sens comme dans l’autre, elle ne comprenait pas. Le silence abrutit, elle se remettait en question désormais, mais malencontreusement dans le mauvais sens. Elle ne trouvait toujours pas ce qui le dérangeait en elle. Ça l’attristait mais pire encore ça la rendait maniaque de perfection !


La voyant ainsi, totalement affairée à se parfaire et absorbée par cette tâche inutile, en désespoir de cause, il se résolut à agir, il fallait la secouer, la secouer violemment pour qu’elle sorte de cette folie où elle s’était, toute seule, enlisée. Il lui exprima le vœu de rompre leur relation un moment, sans prendre de gants, il avait formulé quelques prétextes, ça et là pour défendre sa cause.


Mortifiée, mais surtout déconcertée par tant d’ingratitude, elle pleura beaucoup, et sous le coup de l'impulsivité, encore un défaut dont elle était victime, renonça à son rêve! se fit une raison et se résigna à lâcher prise. Quand on a trop fait… On se lasse vite. De même, quand on n’a rien demandé… la gratitude n’est pas de mise.

Chacun est donc parti de son côté.


N’est-il finalement pas plus dangereux de se maquiller l’âme que de se maquiller le visage? Quand l'eau suffit à l'un ...Qu'en est-il de l'autre?

Il lui avait fait changer d’objectif
Il l’avait si bien guidée... qu'elle s'en était trouvé un autre... d’objectif
Un objectif meilleur…
Un objectif où le bien être est maître…
Mais cette fois-ci
Son bien être à elle.

Le temps d’une rupture, elle avait perdu sa cible de vue. Elle avait renoué avec la solitude, et même si elle pensait lui en vouloir, elle ne réalisait que trop qu’il ne lui avait guère manqué d’égard, qu’il avait toujours été au moins équitable à son sujet, elle lui devait ça, une reconnaissance d’équité.

Avec toute la peine qu’une absence peut causer, elle se sentait bizarrement libre ! Délivrée de tous les efforts inconscients qu’elle faisait pour paraître irréprochable ! Elle se sentait en même temps lasse et détendue, comme après avoir beaucoup œuvré… énormément couru…
Elle pouvait désormais être faillible, impulsive, nerveuse, débiter des insanités, elle avait droit à ses faiblesses, à ses défauts. Elle s’était retrouvée… Elle, son corps, son esprit et son caractère… Dans toute leur spontanéité, avec leur totale insouciance.
La vie prit son chemin…Elle aussi. Cette fois-ci elle était redevenue elle-même… Sans ambages. Cependant, ce elle-même était orné d’un petit bonus avantageux qui allait lui devenir aussi vital que l’instinct irrépressible de survie.
Le temps d’une rupture, elle avait perdu sa cible de vue. Le temps d’une rupture, elle avait tout bonnement changé de cible. Elle ne pensait plus à récupérer son amour, ni à le garder. Elle aspirait désormais, plus que tout au monde, à se faire plaisir, à atteindre une sorte de repos spirituel, de quiétude morale, de bien être aussi bien corporel que mental …elle avait eu en lui un exemple, et mieux encore une expérience. Elle ne devait plus jamais être aux prises avec le genre d’efforts dits complaisants.
Elle qui misait tant sur son esprit, Que voulait- elle Diantre prouver ? Et pourquoi s’était-elle égarée en chemin ?
Ce que je veux dire, c’est qu’aspirer à s’améliorer est une bonne cause, à ne pas confondre avec la perfection, qui elle reste une cause perdue, ou pire encore le maniérisme, qui lui, est fourbe, provisoire et surtout pernicieux. Les efforts qu’on a tendance à faire pour plaire aux autres, et j’entends dire par là toutes catégories confondues d’efforts, sont creux d’eux mêmes et à fortiori quand le corps et l’âme ne sont pas en harmonie. Il n’est nul besoin de dissocier ces derniers … L’un ne va pas sans l’autre… Et en admettant que le contraire soit vrai…Où serait l’intérêt ?
Ainsi la vie parfois nous éprouve, on croit passer par des expériences futiles alors que toutes les expériences sont exploitables, au moins en ceci : on en tire des leçons, et 

la moins perceptible des leçons… aura toujours la qualité d’instructive.
Elle l’avait peut être perdu, lui. Parce que le destin avait décidé qu’ils ne se reverraient plus jamais…Et que leur naissant amour ne devait jamais connaitre la plénitude. Elle l’avait perdu, mais pas la richesse qu’il devait lui laisser. Il l’avait embellie, lui avait appris à s’accepter, il lui avait montré qu’elle était belle… Belle de par son esprit, belle de par son corps, et que quel que soit ce que pouvaient penser les gens, lui entre autres, elle devait être elle-même d’abord, sans artifice aucun, devait avoir confiance en elle, devait être sûre de sa beauté au naturel.

… 


Elle s’en est allée vers d’autres cieux, 
Reconquérir son calme radieux

Elle s’en est allée vers d’autres terres
Davantage riche et davantage légère

Elle s’en est allée vers d’autres lui
Promettre de meilleurs appuis

Elle s’en est allée surtout vers sa vie
La dépoussiérer de ses ennuis

Parce que la beauté voulait d’Elle
Qu’elle soit meilleure mais réelle
Et que la réalité ne sera jamais
De la trempe des rêves qu’on promet 

Il lui avait légué un trésor… Un trésor qui valait bien une dot de trente six dinars.






-Fin-

Embarqués



Les éléments de ce récit sont imaginaires. Toute ressemblance avec des situations ou des personnes existant ou ayant existé ne serait que coïncidence.   


Moi, je n’y ai jamais pensé, jamais, c’est Ali, un copain d’enfance qui m’a soufflé l’idée. C’était un soir où il croupissait comme à l’accoutumé dans un café maure, toujours le même, son préféré, Le fantasia, qui fait le coin de la rue Vauban et la rue Si El Haoues à Oran. Je rentre donc, il était seul dans son coin, enveloppé d’une fumée à couper au couteau, entrain de lire un journal. Il y avait peu de monde ce soir-là, seulement quelques gars éparpillés par ci par là au gré des tables, venus gentiment finir leur journée en caquetages inutiles. Je le rejoins à sa table. 


-"Alors Ali, quoi de neuf?" Que je lui demande. 


-"Salut Samir, assois-toi…"qu’il me fait en refermant son journal "Bof, y’a rien, c’est la rouille, et c’est partout que c’est, la rouille, dans le quartier, dans la ville, et dans chaque centimètre carré de ce pays, y s’passe plus rien, mon vieux, c’est à crever d’ennui ! Tiens, lis ce torchon par exemple, ça parle, ça blablate, et ça parle encore pour ne rien dire à la fin, c’est la montagne qui accouche d’une souris, je te promets ! Il y a des jours où il se passe rien, c’est comme ça, hein, tu en conviens, y peut pas se passer toujours des choses dans la vie, hein ? Alors ils devraient penser à ne pas faire de tirage ces jours-là au lieu de se foutre de notre gueules comme ça… n’est-ce pas que j’ai raison ? Hein dis ?"


C’est ainsi qu’il m’a répondu, Ali, en interrompant régulièrement sa plainte pour tirer une bouffée sur sa cigarette, pas content apparemment qu’il n y ait rien qui puisse l’intéresser dans le journal. J’ai fait mine d’être d’accord avec lui. C’était le type nerveux. Il fallait se taire. 


-"Oui c’est vrai que t’as raison, mais en même temps n’attends pas que le monde se meuve…"


-"Je n’attends rien ! Je n’attends rien du tout ! Qu’il me coupe à brûle-pourpoint, exaspéré à l’idée que je puisse formuler le moindre reproche à son encontre, mais c’est pareil, banane ! On crève ou de boulot ou d’ennui, et déjà pour tout te dire c’est décidé je me fais la paire…Dans trois jours, tu n’entendras plus parler de moi…On est samedi, hein ? Samedi, dimanche, lundi…Mardi que ça sera… C’est décidé !"


-"C’est où que tu vas mardi ?..... Au café d’en face peut-être…c’est vrai qu’on pourra dire alors que t’es allé loin… "


Je me suis mis à rire juste pour le chauffer davantage, pour le mettre en colère. Ca m’amusait de le voir dans cet état. Sa colère était d’autant plus marrante qu’elle était sincère, et puis seul ça le mettait en verve, sinon, quand il n’était pas furieux, Ali n’était pas un gars très loquace. Il était ennuyeux même. 


-"Non, mais espèce de blaireau…On peut pas avoir une discussion sérieuse avec toi ?" 


-"Mais ça va, ne te vexe pas, c’était seulement pour rire que je t’ai dit ça. Aller raconte, c’est où que tu vas aller ?"


Le serveur est venu à ce moment prendre ma commande. D’un signe de la main je le renvoie. Je n’avais pas le sou. Je reviens à notre discussion, jouant l’intéressé. 


-"En Espagne ! Je pars en Espagne ! Tout est prêt, mardi j’embraque, je voulais t’en parler, je me suis dit que ça va te tenter, toi aussi tu dois en avoir marre, t’as pas de boulot, t’as pas de gonzesse, pas de perspective non plus, t’es pas moins dans la dèche que moi… T’as rien à perdre, tu devrais songer à te refaire en Espagne !"


C’est vrai que de prime abord il était tentant son projet, mais je me méfiais, il me fallait plus de détails pour que je me décide, et je n’ai pas manqué de l’interroger à cet effet. Nous avons quitté le café à la fin de notre entretien, il crachinait dehors, nous avons dévalé la rue Vauban qui, à la lumière pale des réverbères, se défendait encore contre la nuit, avant d’y succomber à son tour, après le dernier lampadaire allumé, au carrefour Saramago, où nous nous sommes quitté Ali et moi.


Le lendemain matin, on s’est retrouvé, comme c’était convenu, à la promenade du front de mer. L’avenue était déserte, peu d’oranais s’y trainent l’hiver. Il y avait quand même un couple de septuagénaire, taiseux et pensifs, installé l’un à coté de l’autre sur l’un des bancs publics que la municipalité avait planté le long de l’avenue. Je les ai longtemps observés avant que Ali ne radine. Ils s’étaient déjà tout dits apparemment ces deux là, tout promis, tout racontés, ils se taisaient à présent. Peu de mots suffisent aux vieux. Un « à bientôt » au moment de passer, et puis c’est tout, voilà ce qu’ils leur restent d’intéressant et de nouveau à se dire, les vieux, alors, ils l’ajournent, ils la diffèrent, leur ultime vérité, celle qui les tient encore en vie, à plus tard, à quand la mort viendra les surprendre, c'est-à-dire dans quelques mois, voire quelques semaines, voilà tout. 


Mais pour l’instant, nous autres jeunes, des vérités, on en avait plein à se dire et à faire sonner, et à découvrir encore, sur l’autre rive de préférence, et il fallait qu’on aille voir Dahmene, le type chargé de la liaison clandestine entre Oran et les cotes espagnoles, avec qui Ali est entré en contact la semaine d’avant pour arranger son évasion. Il avait un autre client à lui proposer. C’était moi. 


On a été le cherché Dahmene à son domicile d’abord, puis comme son morveux de môme nous a dit qu’il était sorti faire des commissions, on s’est rabattu sur le souk d’à coté, là où chaque dimanche les pêcheurs et les fellahs de la ronde se donnent tout le mal du monde pour fourguer leurs marchandises à de sourcilleuses ménagères, vigilantes et précises, sans jamais y parvenir. Lui aussi était pêcheur, Dahmene, mais il avait bazardé son trémail un soir qu’il avait été las d’attendre qu’il remonte ses filets avec un trésor dedans, m’a appris Ali à son sujet, et il s’est fait passeur. Un seul voyage lui rapportait, parait-il, l’équivalent de cinq à six quintaux de sardine vendus au prix fort, alors qu’en moyenne la prise d’un pêcheur de son acabit ne dépasse que très rarement les 20 kilos, j’imagine qu’il n’a pas hésité longtemps le Dahmene avant de faire sa conversion. Pendant que Ali me dressait le bilan chiffré sur les profits comparatifs des deux métiers, ceux qu’a exercés ce fameux mec, il l’a aperçu, parmi la foule négociante des vendeurs de navets, de concombres, de sardines et des acheteuses économes et circonspectes. On est allé vers lui.


-Bonjour Dahmene, ça va ?? 


-Saha 3li, ça va el hamdoulillah, t’es venu faire tes courses avant la grande escapade ?


-Non, non j’ai tout préparé, je suis prêt déjà…J’ai été chez toi… le petit nous a dit que… Enfin, je veux m’entretenir avec toi, est-ce possible ?


-A quel sujet ?


-Eh bien voilà, je te présente, Samir, Samir Benboudjemaa, un gars du quartier, un bon copain…


Il m’a regardé un moment, puis il m’a tendu la main. Je lui ai donné la mienne. Il me l’a serré vigoureusement, "Enchanté ! Moi c’est Dahmene !". Il avait l’air d’être content. Il a tout compris, il y avait de quoi être content. Un passager de plus, c’était dix briques de gagnées. Pensez à la gueule qu’il aurait fait s’il n’avait aucun bénéfice à tirer de cette poignée de main. Pognon d’abord, les bons sentiments, les amitiés, les amours, c’est pour après, on peut toujours en discuter, y débattre, être pour ou contre, les remettre en cause, les suspecter, les nier, tandis que dix briques, c’est dix briques, ça n’admet pas l’ombre d’un doute, c’est vrai et c’est concret, ça ne peut pas être sujet à caution les histoires de pognon. Non, jamais. 


Pour les amasser, en seulement trois jours, les cent dix mille balles, je pouvais m’y prendre de deux façons : soit, à la régulière, c'est-à-dire en occupant le poste de PDG à la Sonatrich, florissante société nationale, symbole de richesse et de prospérité, dont le directeur venait fâcheusement d’être écroué pour une sale affaire de malversation, et en m’appliquant, bien entendu, nuit et jour, durant la courte période de mon exercice à en escamoter frénétiquement les fonds. Soit en tapant d’un seul coup famille, amis et voisins. Enfin, tous ceux que j’étais en mesure d’apitoyer par le récit farfelu de quelques menus et piètres drames imaginaires dont j’eusse été l’improbable victime. N’étant par nature pas très ambitieux, je me suis résous à commettre le vol qui était le plus à ma portée, la rapine de basse condition, en douce, sans bruit et sans gloire. On risque moins avec les hommes qu’avec leurs symboles, c’est mon avis. 


Au terme de ma vaste entreprise de filouterie, j’ai réussi à collecter les quatre cinquième de la somme exigée par le passeur, c'est-à-dire 8 millions de centimes, ce qui était déjà une petit fortune en soi et que je me plaisais, pour en faire ressortir plus d’argent qu’il y en avait réellement dedans, à diviser en de multiple et épaisses liasses de 200 dinars. Décidément, je cédais aux vices des riches. Je m’amusais également à les éparpiller sur mon lit, ces billets puant la misère de leurs donateurs, comme ça, à m’en mettre plein la vue, ou à les jeter comme des confettis dans l’air rien que pour avoir, besogne hautement béatifique, à les arranger de nouveau par la suite, par gros paquets compacts et minutieusement sanglés. J’en profitais physiquement pour ainsi dire, seule manière pour moi de jouir de ce trésor nycthéméral et chimérique qui ne m’aurait appartenu finalement qu’une seule nuit. Je n’en demandais pas davantage. De la jouissance et du bonheur, j’en avais eu beaucoup plus que ma solde de miteux n’en permettait. 


La veille de notre départ, on s’est fixé rendez-vous au Fantasia, tous les trois, à dix neuf heure, pour effectuer la transaction. J’ai retrouvé Ali d’abord, place d’armes, où trône sur un espèce d’obélisque une nymphe ailée qui n’en finissait pas, depuis 1898, d’offrir en spectacle ses seins pointus. C’était la Gloire qui venait immortaliser le souvenir de quelques soldats, d’abord français, jusqu’en 1962, puis musulmans après cette date, m’avait appris Ali un jour à ce propos, mais qui se massacrèrent si superbement au cours d’une bataille en 1848 qu’aucun, ni parmi les uns, ni parmi les autres, et même que, figée dans sa sollicitude métallique, la nymphe aux seins nus n’a cessé depuis 100 ans de les glorifier, n’en fut revenu. Si mourir est absurde, mourir pour quelque chose, l’est davantage. Mais ce n’était pas de la faute à ces messieurs d’avoir péri de la sorte, c’était le vice de l’époque de se dépêcher, comme ça, de crever magnifiquement. 


J’ai rejoint donc Ali à cette fameuse place. La nuit était déjà tombée. Les réverbères plantés autour des plates-bandes éclairaient le square de leur lumière faiblarde et diffuse. J’avais placé mon butin dans un cabas noir que je portais péniblement par une bandoulière sur mon épaule. Ce n’est qu’à ce moment que je mesurais le désagrément, physique aussi, de mon fétichisme pécuniaire : en billet de 1000 dinars, le cabas aurait été 5 fois moins lourd. 


-Alors ? Tu as réussi à l’avoir ? Le reste ? 


-Non, que j’ai répondu, je suis resté à 8. Tu penses qu’il va refuser ? 


-Ca va, ça va ! Qu’il me fait excédé, je vais essayer d’arranger ça, ne restons pas ici, m’enjoint-il, 


Nous avons pris la rue Si El Haoues par laquelle il en vient toujours des passants à cette heure, des pieux de préférence, sortis tout droit de la mosquée après la prière du soir. Ces mystiques se rendaient en si grand nombre à la prière, qu’ils auraient été capables de pulvériser des montagnes rien que par la force mentale, c'est-à-dire en y pensant fort tous à la fois, en communion, pendant leur incantation verbeuse. Mais il n’en était rien. Sans doute qu’ils avaient d’autres préoccupations, les mystiques. Chacun d’eux devait, dans l’intimité sacrée, tirer la couverture à lui. Ni vu, ni connu. Chacun pour soi. C’est entendu. 


Nous avons été au Fantasia ; lieu de notre rendez-vous, en moins de deux. On avait mis de la musique ce soir-là, c’était Ahmed Ouahbi qui gémissait encore de sa voix étouffée la même plainte sur ses amours qui n’en finissaient pas de mourir et puis de ressusciter et puis de mourir encore, en boucle, à chaque fois qu’on remettait la chanson. Fat li fat weli fat mat we dikrayate ensiha wem’hiha qu’il ralait, et tout cela si tristement, qu’on aurait juré qu’il allait rendre l’âme après chaque couplet, 


Ce qui passe

Est Passé 

Ce qui passe

N’est déjà plus 

S’oublie et s’efface

Nos souvenirs


Sont révolus 


C’est ainsi qu’il pleurait incessamment le temps perdu Ahmed. 

Dahmène était là, il nous attendait. Il a frétillé de toute sa moustache lorsqu’il nous a vus : Le cabas pendait à mon épaule. Il était tellement lourd que j’en faisais la grimace. Il a du lire ça sur mon visage. Lourd de pognon, c’est comme ça qu’il les aimait les cabas, Dahmène. 


Nous nous sommes assis après lui avoir serré la main. Il les avait grosses et racornies avec d’énormes doigts noueux. Les engelures. On aura beau dire, c’est à leurs mains qu’on reconnait les pauvres gens, parce que la misère leur tape de préférence dessus des fois qu’ils voudraient, par la force des bras, lui échapper. Il nous a invités à prendre le café avec empressement. Deux cafés ! A-t-il intimé en gueulant à l’endroit du serveur.


Lorsque nous avons fini d’échanger des amabilités et de trouver qu’il faisait un peu chaud pour la saison en nous inquiétant faussement sur les origines obscures de pareilles inconstances météorologiques, Dahmène s’est mis à nous parler de ses marmots et de sa femme qui lui en a, semble-t-il, tellement pondu qu’elle en avait l’utérus tout pété à présent :


-Ah Vous comprenez ! Huit gosses et leur maman qui plus est malade d’en avoir tant mis au monde !! Ça en fait un tas de bouches à nourrir ma foi ! S’exclamait-il en cherchant fixement sur nos visages des mimiques approbatives. On acquiesçait, naturellement. Mais l’ogresse de maladie qu’elle a dans le ventre, poursuivait-il, bouffe en médocs plus qu’il faut de vivres pour entretenir un bataillon entier, vous comprenez ? 


C’était sa manie de s’assurer à tout-va qu’il n’était pas le seul à n’avoir pas compris les malheurs qui lui tombaient dessus. Nous autres non plus, on ne comprenait pas. On a toujours du mal à comprendre les soucis des autres. On faisait semblant. Ali hasardait un commentaire de temps à autre. Moi, Je comprenais en silence. 


- Le médecin dit qu’il faut l’amputer de son utérus ! Ça coute cher des interventions comme ça, n’est-ce pas ? Je veux bien moi qu’on l’ampute seulement il parait qu’elle pourra plus faire d’enfants après ça… Vous comprenez ?


Il semblait regretter qu’on ne pût la sauver autrement qu’en annihilant sa fécondité, seule vertu qu’il connût jusqu’alors à une femme. Mais après ? Comprenez-vous ? Une femme inféconde, j’en ferai quoi ? Je préfère encore un marmot, ça bouffe beaucoup moins et ça peut travailler dès que ça a 10 ans….. a-t-il constaté pour illustrer son propos.


À mesure qu’on se vautrait ainsi dans les sornettes benoites ou tragiques de la politesse et de la confidence primesautières, je découvrais avec beaucoup de dégoût jusqu’à quel point les hommes deviennent inintéressants dès le moment où ils cessent de tâcher de vous être utiles. Seules les deux ou trois phrases qui résument ce qu’ils peuvent pour vous, sont dignes d’intérêt, tout le reste n’est que chiqué dont on peut se passer sans peine. Je mesurais, en effet, ma propre nullité, énorme et accablante, et précieusement cultivée par mes talents de glandeur invétéré. 22 ans d’oisiveté, il faut croire que j’en avais la vocation. Ecœuré par tant de manières, j’ai tenté de reprendre la discussion par le bon bout,


-Voilà, j’ai l’argent, j’espère qu’il vous profitera pour sortir votre femme de sa maladie


-Au fait, a ajouté Ali sur le ton de quelqu'un qui s’excuse, il n’a réussi à avoir que 8 millions j’espère que cela ne vous dérange pas outre mesure, c’est un bon ami à moi, et puis il est orphelin de son père…..( ce qui était évidement un mensonge)



A ma grande surprise, il n’a pas fait le difficile. Il a juste exigé que je ne dise rien à propos de ma ristourne aux autres passagers qui risqueraient de se mutiner si jamais ils l’apprenaient.


J’ai crié « à l’aventure ! » pour faire un peu comme dans les films puis j’ai couru dans la nuit vers la langue de sable où je devinais les silhouettes fricoteuses de mes futurs camarades. Dahmène m’a vite rappelé à l’ordre en m’engueulant vivement dès que je les ai eu rejoints pour mon incartade hipipipouesque. On n’est pas dans une colonie de vacances ! D’accord ? M’a-t-il intimé froidement. Cette réflexion, bien qu’elle me déplût énormément en ce qu’elle m’a été faite en présence des autres qui s’en sont marrés comme des couillons, m’a comme arraché d’un seul coup à mon délire hollywoodien. Il faut dire que depuis la veille, je tenais secrètement dans ma tête un petit scénario où il était question de me mettre à la proue du navire et de gueuler à m’en époumoner ‘Je suis le roi du monde’. C’est ridicule, je sais. D’abord parce que notre navire ne ressemblait en rien au Titanic. C’était une felouque, juste bonne à flotter, et qui serait passée à la renverse au moindre mouvement. Et puis ensuite parce que même dans le film, Jack, le héro s’il m’en souvient, ne se serait pas hasardé à dire pareille connerie si c’était Dahmène qui donnait la réplique parmi les rires étouffés des autres imbéciles. Ils étaient cinq en tout, Ali inclus. Je distinguais à peine leurs visages au clair de lune. Mais le peu qu’il m’a été donné à voir a suffi pour me convaincre qu’ils étaient tout ce qu’il y a de plus crevard. Il n’en faut pas beaucoup aux hommes pour qu’ils vous damnent. Ils n’ont pas de temps à perdre, les hommes, c’est vrai, ils sont pressés, débordés, bousculés par tant de choses et d’êtres qui s’offrent à leurs yeux et sur lesquels il faut absolument qu’ils se fassent une idée précise, et sans délai, sous peine de passer pour de fieffés demeurés. Alors, pour se donner l’impression d’entendre l’existence, ils préfèrent jauger tout ça sommairement, comme ça, sur le vif, d’un coup d’œil jeté sur le tas, et puis édicter ce qu’est le bien et ce qu’est mal, que ceux-là sont bons et que ceux-ci sont méchants, et puis bomber le torse et penser encore à part soi qu’ils sont malins. Je n’étais pas de ceux qui vont au-delà des apparences pour ma part. Pas plus que les autres. La superficialité me convenait. Les mystiques, que j’ai toujours eu en horreur, perdent beaucoup de temps, il faut l’admettre, à essayer de comprendre les choses, à les examiner, à les expliquer, à les tourner et à les retourner encore jusqu’à ce que rien n’en demeure. En jouir suffit au sage. La superficialité en remède contre la fugacité. C’est mon avis. 


Parmi les crevards il y avait quand même un d’instruit. C’était un ingénieur, un polytechnicien avec des idées pas de chez nous dont il a eu le loisir de me faire part pendant la traversée. Il fuyait le pays, lui, parce qu’il avait depuis deux ans les militaires au cul. Ils l’enjoignaient, m’a-t-il appris, avec des petits bouts de papiers qu’ils envoyaient chaque trimestre à son domicile, de rejoindre la caserne, et cela si instamment qu’il s’est résous à foutre le camp. ‘Monsieur Karim Blaktef nous te convions à te présenter dans les plus brefs délais à la caserne régionale d’El Bayeud et ce pour te soumettre au devoir de conscription, allez à tantôt mec et n’oublie pas de te dépêcher parce que sinon on sera au regret de t’y conduire à coup de coup de pied au cul’. C’était ainsi qu’ils le tarabustaient les miloufs, énormément, et sans relâche pour ainsi dire, qu’il m’a rapporté un peu dans son langage à lui. Mais son malheur à ce petit garçon lui venait de ce qu’il essayait de comprendre trop de choses à la fois. On n’a pas toujours un diable sous la main disposé à ce qu’on pactise avec. Dieu, la nation, la liberté, le droit et puis plein d’autres notions abstraites au sujet desquels je ne m’étais jamais posé la moindre question, le taraudaient terriblement. En plus de la conscription, bien entendu, à laquelle il voulait coute que coute échapper. 


Les trois autres, c’était des miteux. Je ne me rappelle pas leur avoir adressé la parole. Ali, non plus. Dahmène nous a donné les dernières consignes avant le départ dans des termes très lapidaires, ‘pas de cigarette à bord, pas de portable, pas de chahut et pas de mouvements inutiles’. Le premier qui contreviendra au règlement sera jeté par-dessus bord, a-t-il conclu, ferme et autoritaire. Il nous a prié par la suite d’aller faire nos besoins et de fumer une dernière clope pendant qu’il mouillerait l’embarcation. 
Nous avons pris place dans la felouque. Trois à bâbord, adossés au bastingage. Moi, Ali et l’ingé. Les trois autres nous faisaient face. Dahmène, le commandant de bord, restait derrière à la manœuvre. A une heure du matin, nous avons levé l’ancre. Le moteur a brui dans la nuit bercée par la rumeur de la mer. La lune, au loin, splendide, comme un médaillon dont se serait paré l’horizon, nous faisait face. L’Espagne aussi.