Embarqués



Les éléments de ce récit sont imaginaires. Toute ressemblance avec des situations ou des personnes existant ou ayant existé ne serait que coïncidence.   


Moi, je n’y ai jamais pensé, jamais, c’est Ali, un copain d’enfance qui m’a soufflé l’idée. C’était un soir où il croupissait comme à l’accoutumé dans un café maure, toujours le même, son préféré, Le fantasia, qui fait le coin de la rue Vauban et la rue Si El Haoues à Oran. Je rentre donc, il était seul dans son coin, enveloppé d’une fumée à couper au couteau, entrain de lire un journal. Il y avait peu de monde ce soir-là, seulement quelques gars éparpillés par ci par là au gré des tables, venus gentiment finir leur journée en caquetages inutiles. Je le rejoins à sa table. 


-"Alors Ali, quoi de neuf?" Que je lui demande. 


-"Salut Samir, assois-toi…"qu’il me fait en refermant son journal "Bof, y’a rien, c’est la rouille, et c’est partout que c’est, la rouille, dans le quartier, dans la ville, et dans chaque centimètre carré de ce pays, y s’passe plus rien, mon vieux, c’est à crever d’ennui ! Tiens, lis ce torchon par exemple, ça parle, ça blablate, et ça parle encore pour ne rien dire à la fin, c’est la montagne qui accouche d’une souris, je te promets ! Il y a des jours où il se passe rien, c’est comme ça, hein, tu en conviens, y peut pas se passer toujours des choses dans la vie, hein ? Alors ils devraient penser à ne pas faire de tirage ces jours-là au lieu de se foutre de notre gueules comme ça… n’est-ce pas que j’ai raison ? Hein dis ?"


C’est ainsi qu’il m’a répondu, Ali, en interrompant régulièrement sa plainte pour tirer une bouffée sur sa cigarette, pas content apparemment qu’il n y ait rien qui puisse l’intéresser dans le journal. J’ai fait mine d’être d’accord avec lui. C’était le type nerveux. Il fallait se taire. 


-"Oui c’est vrai que t’as raison, mais en même temps n’attends pas que le monde se meuve…"


-"Je n’attends rien ! Je n’attends rien du tout ! Qu’il me coupe à brûle-pourpoint, exaspéré à l’idée que je puisse formuler le moindre reproche à son encontre, mais c’est pareil, banane ! On crève ou de boulot ou d’ennui, et déjà pour tout te dire c’est décidé je me fais la paire…Dans trois jours, tu n’entendras plus parler de moi…On est samedi, hein ? Samedi, dimanche, lundi…Mardi que ça sera… C’est décidé !"


-"C’est où que tu vas mardi ?..... Au café d’en face peut-être…c’est vrai qu’on pourra dire alors que t’es allé loin… "


Je me suis mis à rire juste pour le chauffer davantage, pour le mettre en colère. Ca m’amusait de le voir dans cet état. Sa colère était d’autant plus marrante qu’elle était sincère, et puis seul ça le mettait en verve, sinon, quand il n’était pas furieux, Ali n’était pas un gars très loquace. Il était ennuyeux même. 


-"Non, mais espèce de blaireau…On peut pas avoir une discussion sérieuse avec toi ?" 


-"Mais ça va, ne te vexe pas, c’était seulement pour rire que je t’ai dit ça. Aller raconte, c’est où que tu vas aller ?"


Le serveur est venu à ce moment prendre ma commande. D’un signe de la main je le renvoie. Je n’avais pas le sou. Je reviens à notre discussion, jouant l’intéressé. 


-"En Espagne ! Je pars en Espagne ! Tout est prêt, mardi j’embraque, je voulais t’en parler, je me suis dit que ça va te tenter, toi aussi tu dois en avoir marre, t’as pas de boulot, t’as pas de gonzesse, pas de perspective non plus, t’es pas moins dans la dèche que moi… T’as rien à perdre, tu devrais songer à te refaire en Espagne !"


C’est vrai que de prime abord il était tentant son projet, mais je me méfiais, il me fallait plus de détails pour que je me décide, et je n’ai pas manqué de l’interroger à cet effet. Nous avons quitté le café à la fin de notre entretien, il crachinait dehors, nous avons dévalé la rue Vauban qui, à la lumière pale des réverbères, se défendait encore contre la nuit, avant d’y succomber à son tour, après le dernier lampadaire allumé, au carrefour Saramago, où nous nous sommes quitté Ali et moi.


Le lendemain matin, on s’est retrouvé, comme c’était convenu, à la promenade du front de mer. L’avenue était déserte, peu d’oranais s’y trainent l’hiver. Il y avait quand même un couple de septuagénaire, taiseux et pensifs, installé l’un à coté de l’autre sur l’un des bancs publics que la municipalité avait planté le long de l’avenue. Je les ai longtemps observés avant que Ali ne radine. Ils s’étaient déjà tout dits apparemment ces deux là, tout promis, tout racontés, ils se taisaient à présent. Peu de mots suffisent aux vieux. Un « à bientôt » au moment de passer, et puis c’est tout, voilà ce qu’ils leur restent d’intéressant et de nouveau à se dire, les vieux, alors, ils l’ajournent, ils la diffèrent, leur ultime vérité, celle qui les tient encore en vie, à plus tard, à quand la mort viendra les surprendre, c'est-à-dire dans quelques mois, voire quelques semaines, voilà tout. 


Mais pour l’instant, nous autres jeunes, des vérités, on en avait plein à se dire et à faire sonner, et à découvrir encore, sur l’autre rive de préférence, et il fallait qu’on aille voir Dahmene, le type chargé de la liaison clandestine entre Oran et les cotes espagnoles, avec qui Ali est entré en contact la semaine d’avant pour arranger son évasion. Il avait un autre client à lui proposer. C’était moi. 


On a été le cherché Dahmene à son domicile d’abord, puis comme son morveux de môme nous a dit qu’il était sorti faire des commissions, on s’est rabattu sur le souk d’à coté, là où chaque dimanche les pêcheurs et les fellahs de la ronde se donnent tout le mal du monde pour fourguer leurs marchandises à de sourcilleuses ménagères, vigilantes et précises, sans jamais y parvenir. Lui aussi était pêcheur, Dahmene, mais il avait bazardé son trémail un soir qu’il avait été las d’attendre qu’il remonte ses filets avec un trésor dedans, m’a appris Ali à son sujet, et il s’est fait passeur. Un seul voyage lui rapportait, parait-il, l’équivalent de cinq à six quintaux de sardine vendus au prix fort, alors qu’en moyenne la prise d’un pêcheur de son acabit ne dépasse que très rarement les 20 kilos, j’imagine qu’il n’a pas hésité longtemps le Dahmene avant de faire sa conversion. Pendant que Ali me dressait le bilan chiffré sur les profits comparatifs des deux métiers, ceux qu’a exercés ce fameux mec, il l’a aperçu, parmi la foule négociante des vendeurs de navets, de concombres, de sardines et des acheteuses économes et circonspectes. On est allé vers lui.


-Bonjour Dahmene, ça va ?? 


-Saha 3li, ça va el hamdoulillah, t’es venu faire tes courses avant la grande escapade ?


-Non, non j’ai tout préparé, je suis prêt déjà…J’ai été chez toi… le petit nous a dit que… Enfin, je veux m’entretenir avec toi, est-ce possible ?


-A quel sujet ?


-Eh bien voilà, je te présente, Samir, Samir Benboudjemaa, un gars du quartier, un bon copain…


Il m’a regardé un moment, puis il m’a tendu la main. Je lui ai donné la mienne. Il me l’a serré vigoureusement, "Enchanté ! Moi c’est Dahmene !". Il avait l’air d’être content. Il a tout compris, il y avait de quoi être content. Un passager de plus, c’était dix briques de gagnées. Pensez à la gueule qu’il aurait fait s’il n’avait aucun bénéfice à tirer de cette poignée de main. Pognon d’abord, les bons sentiments, les amitiés, les amours, c’est pour après, on peut toujours en discuter, y débattre, être pour ou contre, les remettre en cause, les suspecter, les nier, tandis que dix briques, c’est dix briques, ça n’admet pas l’ombre d’un doute, c’est vrai et c’est concret, ça ne peut pas être sujet à caution les histoires de pognon. Non, jamais. 


Pour les amasser, en seulement trois jours, les cent dix mille balles, je pouvais m’y prendre de deux façons : soit, à la régulière, c'est-à-dire en occupant le poste de PDG à la Sonatrich, florissante société nationale, symbole de richesse et de prospérité, dont le directeur venait fâcheusement d’être écroué pour une sale affaire de malversation, et en m’appliquant, bien entendu, nuit et jour, durant la courte période de mon exercice à en escamoter frénétiquement les fonds. Soit en tapant d’un seul coup famille, amis et voisins. Enfin, tous ceux que j’étais en mesure d’apitoyer par le récit farfelu de quelques menus et piètres drames imaginaires dont j’eusse été l’improbable victime. N’étant par nature pas très ambitieux, je me suis résous à commettre le vol qui était le plus à ma portée, la rapine de basse condition, en douce, sans bruit et sans gloire. On risque moins avec les hommes qu’avec leurs symboles, c’est mon avis. 


Au terme de ma vaste entreprise de filouterie, j’ai réussi à collecter les quatre cinquième de la somme exigée par le passeur, c'est-à-dire 8 millions de centimes, ce qui était déjà une petit fortune en soi et que je me plaisais, pour en faire ressortir plus d’argent qu’il y en avait réellement dedans, à diviser en de multiple et épaisses liasses de 200 dinars. Décidément, je cédais aux vices des riches. Je m’amusais également à les éparpiller sur mon lit, ces billets puant la misère de leurs donateurs, comme ça, à m’en mettre plein la vue, ou à les jeter comme des confettis dans l’air rien que pour avoir, besogne hautement béatifique, à les arranger de nouveau par la suite, par gros paquets compacts et minutieusement sanglés. J’en profitais physiquement pour ainsi dire, seule manière pour moi de jouir de ce trésor nycthéméral et chimérique qui ne m’aurait appartenu finalement qu’une seule nuit. Je n’en demandais pas davantage. De la jouissance et du bonheur, j’en avais eu beaucoup plus que ma solde de miteux n’en permettait. 


La veille de notre départ, on s’est fixé rendez-vous au Fantasia, tous les trois, à dix neuf heure, pour effectuer la transaction. J’ai retrouvé Ali d’abord, place d’armes, où trône sur un espèce d’obélisque une nymphe ailée qui n’en finissait pas, depuis 1898, d’offrir en spectacle ses seins pointus. C’était la Gloire qui venait immortaliser le souvenir de quelques soldats, d’abord français, jusqu’en 1962, puis musulmans après cette date, m’avait appris Ali un jour à ce propos, mais qui se massacrèrent si superbement au cours d’une bataille en 1848 qu’aucun, ni parmi les uns, ni parmi les autres, et même que, figée dans sa sollicitude métallique, la nymphe aux seins nus n’a cessé depuis 100 ans de les glorifier, n’en fut revenu. Si mourir est absurde, mourir pour quelque chose, l’est davantage. Mais ce n’était pas de la faute à ces messieurs d’avoir péri de la sorte, c’était le vice de l’époque de se dépêcher, comme ça, de crever magnifiquement. 


J’ai rejoint donc Ali à cette fameuse place. La nuit était déjà tombée. Les réverbères plantés autour des plates-bandes éclairaient le square de leur lumière faiblarde et diffuse. J’avais placé mon butin dans un cabas noir que je portais péniblement par une bandoulière sur mon épaule. Ce n’est qu’à ce moment que je mesurais le désagrément, physique aussi, de mon fétichisme pécuniaire : en billet de 1000 dinars, le cabas aurait été 5 fois moins lourd. 


-Alors ? Tu as réussi à l’avoir ? Le reste ? 


-Non, que j’ai répondu, je suis resté à 8. Tu penses qu’il va refuser ? 


-Ca va, ça va ! Qu’il me fait excédé, je vais essayer d’arranger ça, ne restons pas ici, m’enjoint-il, 


Nous avons pris la rue Si El Haoues par laquelle il en vient toujours des passants à cette heure, des pieux de préférence, sortis tout droit de la mosquée après la prière du soir. Ces mystiques se rendaient en si grand nombre à la prière, qu’ils auraient été capables de pulvériser des montagnes rien que par la force mentale, c'est-à-dire en y pensant fort tous à la fois, en communion, pendant leur incantation verbeuse. Mais il n’en était rien. Sans doute qu’ils avaient d’autres préoccupations, les mystiques. Chacun d’eux devait, dans l’intimité sacrée, tirer la couverture à lui. Ni vu, ni connu. Chacun pour soi. C’est entendu. 


Nous avons été au Fantasia ; lieu de notre rendez-vous, en moins de deux. On avait mis de la musique ce soir-là, c’était Ahmed Ouahbi qui gémissait encore de sa voix étouffée la même plainte sur ses amours qui n’en finissaient pas de mourir et puis de ressusciter et puis de mourir encore, en boucle, à chaque fois qu’on remettait la chanson. Fat li fat weli fat mat we dikrayate ensiha wem’hiha qu’il ralait, et tout cela si tristement, qu’on aurait juré qu’il allait rendre l’âme après chaque couplet, 


Ce qui passe

Est Passé 

Ce qui passe

N’est déjà plus 

S’oublie et s’efface

Nos souvenirs


Sont révolus 


C’est ainsi qu’il pleurait incessamment le temps perdu Ahmed. 

Dahmène était là, il nous attendait. Il a frétillé de toute sa moustache lorsqu’il nous a vus : Le cabas pendait à mon épaule. Il était tellement lourd que j’en faisais la grimace. Il a du lire ça sur mon visage. Lourd de pognon, c’est comme ça qu’il les aimait les cabas, Dahmène. 


Nous nous sommes assis après lui avoir serré la main. Il les avait grosses et racornies avec d’énormes doigts noueux. Les engelures. On aura beau dire, c’est à leurs mains qu’on reconnait les pauvres gens, parce que la misère leur tape de préférence dessus des fois qu’ils voudraient, par la force des bras, lui échapper. Il nous a invités à prendre le café avec empressement. Deux cafés ! A-t-il intimé en gueulant à l’endroit du serveur.


Lorsque nous avons fini d’échanger des amabilités et de trouver qu’il faisait un peu chaud pour la saison en nous inquiétant faussement sur les origines obscures de pareilles inconstances météorologiques, Dahmène s’est mis à nous parler de ses marmots et de sa femme qui lui en a, semble-t-il, tellement pondu qu’elle en avait l’utérus tout pété à présent :


-Ah Vous comprenez ! Huit gosses et leur maman qui plus est malade d’en avoir tant mis au monde !! Ça en fait un tas de bouches à nourrir ma foi ! S’exclamait-il en cherchant fixement sur nos visages des mimiques approbatives. On acquiesçait, naturellement. Mais l’ogresse de maladie qu’elle a dans le ventre, poursuivait-il, bouffe en médocs plus qu’il faut de vivres pour entretenir un bataillon entier, vous comprenez ? 


C’était sa manie de s’assurer à tout-va qu’il n’était pas le seul à n’avoir pas compris les malheurs qui lui tombaient dessus. Nous autres non plus, on ne comprenait pas. On a toujours du mal à comprendre les soucis des autres. On faisait semblant. Ali hasardait un commentaire de temps à autre. Moi, Je comprenais en silence. 


- Le médecin dit qu’il faut l’amputer de son utérus ! Ça coute cher des interventions comme ça, n’est-ce pas ? Je veux bien moi qu’on l’ampute seulement il parait qu’elle pourra plus faire d’enfants après ça… Vous comprenez ?


Il semblait regretter qu’on ne pût la sauver autrement qu’en annihilant sa fécondité, seule vertu qu’il connût jusqu’alors à une femme. Mais après ? Comprenez-vous ? Une femme inféconde, j’en ferai quoi ? Je préfère encore un marmot, ça bouffe beaucoup moins et ça peut travailler dès que ça a 10 ans….. a-t-il constaté pour illustrer son propos.


À mesure qu’on se vautrait ainsi dans les sornettes benoites ou tragiques de la politesse et de la confidence primesautières, je découvrais avec beaucoup de dégoût jusqu’à quel point les hommes deviennent inintéressants dès le moment où ils cessent de tâcher de vous être utiles. Seules les deux ou trois phrases qui résument ce qu’ils peuvent pour vous, sont dignes d’intérêt, tout le reste n’est que chiqué dont on peut se passer sans peine. Je mesurais, en effet, ma propre nullité, énorme et accablante, et précieusement cultivée par mes talents de glandeur invétéré. 22 ans d’oisiveté, il faut croire que j’en avais la vocation. Ecœuré par tant de manières, j’ai tenté de reprendre la discussion par le bon bout,


-Voilà, j’ai l’argent, j’espère qu’il vous profitera pour sortir votre femme de sa maladie


-Au fait, a ajouté Ali sur le ton de quelqu'un qui s’excuse, il n’a réussi à avoir que 8 millions j’espère que cela ne vous dérange pas outre mesure, c’est un bon ami à moi, et puis il est orphelin de son père…..( ce qui était évidement un mensonge)



A ma grande surprise, il n’a pas fait le difficile. Il a juste exigé que je ne dise rien à propos de ma ristourne aux autres passagers qui risqueraient de se mutiner si jamais ils l’apprenaient.


J’ai crié « à l’aventure ! » pour faire un peu comme dans les films puis j’ai couru dans la nuit vers la langue de sable où je devinais les silhouettes fricoteuses de mes futurs camarades. Dahmène m’a vite rappelé à l’ordre en m’engueulant vivement dès que je les ai eu rejoints pour mon incartade hipipipouesque. On n’est pas dans une colonie de vacances ! D’accord ? M’a-t-il intimé froidement. Cette réflexion, bien qu’elle me déplût énormément en ce qu’elle m’a été faite en présence des autres qui s’en sont marrés comme des couillons, m’a comme arraché d’un seul coup à mon délire hollywoodien. Il faut dire que depuis la veille, je tenais secrètement dans ma tête un petit scénario où il était question de me mettre à la proue du navire et de gueuler à m’en époumoner ‘Je suis le roi du monde’. C’est ridicule, je sais. D’abord parce que notre navire ne ressemblait en rien au Titanic. C’était une felouque, juste bonne à flotter, et qui serait passée à la renverse au moindre mouvement. Et puis ensuite parce que même dans le film, Jack, le héro s’il m’en souvient, ne se serait pas hasardé à dire pareille connerie si c’était Dahmène qui donnait la réplique parmi les rires étouffés des autres imbéciles. Ils étaient cinq en tout, Ali inclus. Je distinguais à peine leurs visages au clair de lune. Mais le peu qu’il m’a été donné à voir a suffi pour me convaincre qu’ils étaient tout ce qu’il y a de plus crevard. Il n’en faut pas beaucoup aux hommes pour qu’ils vous damnent. Ils n’ont pas de temps à perdre, les hommes, c’est vrai, ils sont pressés, débordés, bousculés par tant de choses et d’êtres qui s’offrent à leurs yeux et sur lesquels il faut absolument qu’ils se fassent une idée précise, et sans délai, sous peine de passer pour de fieffés demeurés. Alors, pour se donner l’impression d’entendre l’existence, ils préfèrent jauger tout ça sommairement, comme ça, sur le vif, d’un coup d’œil jeté sur le tas, et puis édicter ce qu’est le bien et ce qu’est mal, que ceux-là sont bons et que ceux-ci sont méchants, et puis bomber le torse et penser encore à part soi qu’ils sont malins. Je n’étais pas de ceux qui vont au-delà des apparences pour ma part. Pas plus que les autres. La superficialité me convenait. Les mystiques, que j’ai toujours eu en horreur, perdent beaucoup de temps, il faut l’admettre, à essayer de comprendre les choses, à les examiner, à les expliquer, à les tourner et à les retourner encore jusqu’à ce que rien n’en demeure. En jouir suffit au sage. La superficialité en remède contre la fugacité. C’est mon avis. 


Parmi les crevards il y avait quand même un d’instruit. C’était un ingénieur, un polytechnicien avec des idées pas de chez nous dont il a eu le loisir de me faire part pendant la traversée. Il fuyait le pays, lui, parce qu’il avait depuis deux ans les militaires au cul. Ils l’enjoignaient, m’a-t-il appris, avec des petits bouts de papiers qu’ils envoyaient chaque trimestre à son domicile, de rejoindre la caserne, et cela si instamment qu’il s’est résous à foutre le camp. ‘Monsieur Karim Blaktef nous te convions à te présenter dans les plus brefs délais à la caserne régionale d’El Bayeud et ce pour te soumettre au devoir de conscription, allez à tantôt mec et n’oublie pas de te dépêcher parce que sinon on sera au regret de t’y conduire à coup de coup de pied au cul’. C’était ainsi qu’ils le tarabustaient les miloufs, énormément, et sans relâche pour ainsi dire, qu’il m’a rapporté un peu dans son langage à lui. Mais son malheur à ce petit garçon lui venait de ce qu’il essayait de comprendre trop de choses à la fois. On n’a pas toujours un diable sous la main disposé à ce qu’on pactise avec. Dieu, la nation, la liberté, le droit et puis plein d’autres notions abstraites au sujet desquels je ne m’étais jamais posé la moindre question, le taraudaient terriblement. En plus de la conscription, bien entendu, à laquelle il voulait coute que coute échapper. 


Les trois autres, c’était des miteux. Je ne me rappelle pas leur avoir adressé la parole. Ali, non plus. Dahmène nous a donné les dernières consignes avant le départ dans des termes très lapidaires, ‘pas de cigarette à bord, pas de portable, pas de chahut et pas de mouvements inutiles’. Le premier qui contreviendra au règlement sera jeté par-dessus bord, a-t-il conclu, ferme et autoritaire. Il nous a prié par la suite d’aller faire nos besoins et de fumer une dernière clope pendant qu’il mouillerait l’embarcation. 
Nous avons pris place dans la felouque. Trois à bâbord, adossés au bastingage. Moi, Ali et l’ingé. Les trois autres nous faisaient face. Dahmène, le commandant de bord, restait derrière à la manœuvre. A une heure du matin, nous avons levé l’ancre. Le moteur a brui dans la nuit bercée par la rumeur de la mer. La lune, au loin, splendide, comme un médaillon dont se serait paré l’horizon, nous faisait face. L’Espagne aussi.      

5 commentaires:

leila a dit…

Tu ne devais pas terminer la nouvelle?

Nazim Baya a dit…

Oui, en effet. Mis je compte la finir dès que j'aurais un peu plus de temps.

Maria Carla Canta a dit…

""On risque moins avec les hommes qu’avec leurs symboles"" Selon moi c'est un aphorisme magnifique.
Ciao :)

Nazim Baya a dit…

C'est noté Altrove, je l'ai rajouté dans la rubrique aphorismes. Je te remercie pour ton attention. Ciao :)

imenoua a dit…

Au début, cette nouvelle m’a bien énervé … devenir un harraga pour cause d’ennui … c’est un peu oser quand même (et puis quoi encore) … puis après réflexion qui m’a bien tourmenté suite a une 2eme lecture … j’ai trouvé que t’avais raison (j’ai pensé a mon entourage) … c’est possible … mais ce que j’ai aimé le plus … c’est cette expression un peu ‘ruelle’ … on dirait presque de l’argot … c’est rafraîchissant … un « Ali » en « 3li » lol … ça change bien des textes bien « cadrés » et respectueux de la langue de française a la virgule pret … un langage de jeune quoi … comme au quotidien car cela trace bien un quotidien d’un jeune quelques part en Algerie … puis y a eu des passages bien drôles (Samir le voleur) … maintenant que je te connais un peu plus … je comprend d’où vient Samir et même Ali d’ailleurs ^^ lol ce pendant même si personnellement je n’ai absolument rien contre le peu de mots … (allez qualifions les de vulgaires car je ne trouve d’autres mots) … vulgaires que tu utilises … car ils se fondent assez bien dans le textes … cela risque de te porter préjudice (a mon avis)… n’estimes tu pas mieux (sage) de garder cela pour un public plus intime ? c’est un peu dommage oui … car si ça ne tenait qu’a moi … je te demanderai de rien y changer =)